Ce qui est correct et ce qui est exemplaire

Ce qui est correct et ce qui est exemplaire

JK : Vous avez répété à maintes reprises que lorsque la terminologie correspond à l’usage courant de la langue, celle-ci ne doit pas non plus trop diverger en termes de contenu. Dans votre ouvrage sur la Correction idiomatique et dans une série d’ouvrages, vous faites la distinction entre les termes « correct » et « exemplaire ». Mais dans l’usage quotidien de la langue, la plupart du temps « correct », en réalité, n’est pas employé avec son sens, mais plutôt utilisé dans le sens d' »exemplaire ». Est-il possible de défendre ce type de termes face à la tradition générale ?

C : Tout d’abord, il ne s’agit pas uniquement de l’usage de la langue mais d’un usage spécialisé : dans ce cas aussi, le locuteur crédule parle « en tant que linguiste », parle de la langue (pas seulement à travers elle) et l’évalue. Deuxièmement, le locuteur crédule utilise « correct » pour deux choses : à la fois pour la réalisation « correcte » de la langue exemplaire lorsqu’il parle, et pour la langue elle-même ; cependant, je veux vous montrer en même temps qu’il s’agit d’une confusion et, ce faisant, je prends votre terme pour un usage plus significatif. Troisièmement, cette confusion se produit également chez les linguistes (quoique dans le sens inverse), en utilisant le « correct » pour l’exemplaire et précisément aussi pour le correct. Tout le monde parle de « parler correctement ». Je suis donc bien mon principe terminologique, mais ce que je ne peux naturellement pas faire, c’est adopter le double usage et, avec lui, la confusion insensée qui lui est liée.

Ma thèse est que la confusion réside dans le fait que l’un ou l’autre se réduit dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire que soit le correct est attribué à l’exemplaire, ne reconnaissant que le langage standard comme correct et, tout le reste comme une déviation et comme quelque chose d’ « incorrect » ; ou bien à l’inverse, comme dans le cas d’Harold Palmer ou de Robert Hall, qui ne reconnaissent pas du tout l’exemplaire, réduisant tout à ce qui est correct : toute façon de parler est alors correcte, ce qui est en quelque sorte bien vrai, mais qui ne signifie pas que l’exemplaire soit simplement méprisé voire qu’il doive être rejeté. Toute façon de parler est « correcte » tant qu’elle correspond à une tradition spécifique. C’est bien vrai, mais cela ne signifie aucunement que l’altérité plus large doive être ignorée. À certaines fins, une langue commune est réellement nécessaire, ainsi qu’une norme exemplaire pour celle-ci. Cette tendance existe alors dans les deux sens : soit de telle sorte que l’exemplaire soit nécessaire pour tous les usages du langage ; ou à l’inverse, que l’exemplaire ne soit pas du tout nécessaire et que dans toutes sortes de situations n’importe quelle façon de parler soit acceptée. La thèse de «Leave your language alone!» est fortement critiquée dans mon livre encore inédit La correction idiomatique.

JK : Votre conception de la correction linguistique a été publiée à plusieurs reprises et, dans certains de vos ouvrages, vous mentionnez déjà la distinction entre « correct » et « exemplaire ».

C : Oui, en partie elle a déjà été discrètement adoptée, par exemple par Celso Cunha au Brésil. Mais uniquement la distinction en tant que telle, pas toute la justification. Ma thèse est — et c’est pourquoi je considère mon livre comme un livre pédagogique et un manuel pour les professeurs de langues et les enseignants de la langue nationale — que les différentes modalités de la langue doivent être acceptées selon la sphère d’altérité correspondante. Malheureusement, même le grand Menéndez Pidal voulait éradiquer le voseo argentin. Dans La unidad del idioma, il est favorable à la mesure d’un ministre de la culture argentin, celle d’interdire aux étudiants d’utiliser le voseo, « même à la récréation », ce que je trouve absurde. Il parle d’un « usage dégradé et dégradant ». C’est peut-être un « usage dégradé » d’un point de vue historique, mais ce n’est en aucun cas « dégradant » : c’est la forme normale d’adresse des Argentins, tout comme le tuteo dans d’autres régions, et ne comprend que « intimité argentine » et « concession de l’argentinité à d’autres », au moins ad honorem.

JK : Mais s’il y a des tendances — comme celles qui existent en Argentine — à dire que nous n’avons plus du tout besoin du tuteo parce que nous n’avons pas de contact avec d’autres régions — ou, du moins, les personnes qui n’ont pas de contact n’en ont pas besoin et qu’il pourrait donc être supprimé – alors vous avez toujours défendu l’unité pour que l’unité de la langue espagnole ne soit pas mise en danger.

C : Oui, car l’Argentine ne vit pas seule dans le monde hispanophone et il serait absurde d’ignorer le tuteo, puisque l’idée implicite du voseo est justement celle de l’argentinité. Les Argentins eux-mêmes le voient aussi de cette façon et ils ne laisseraient pas certains Russes dans un film russe parler avec le voseo. Que Gorbatchev, par exemple, dise « vos » à Raïssa est totalement impensable pour n’importe quel Argentin. Il est impensable pour un Argentin qu’un professeur d’histoire dise que César aurait dit à Brutus : « Vos también, hijo mío ». Tout le monde dirait : « Tú también, hijo mío », parce que César n’était pas argentin et qu’on ne peut pas lui accorder l’argentinité. Ce ne serait possible que pour plaisanter ou ironiquement ; ou, disons, si l’histoire romaine était écrite comme dans la bande dessinée d’Astérix, mais pas si l’histoire romaine est présentée comme telle.

JK : Mais, d’un côté, il s’agit d’une description que vous déduisez à partir des normes qui existent aujourd’hui. D’un autre côté, il se peut aussi qu’un changement se produise ici ou que cette question soit en cours de discussion dans la communauté et que tout le monde ne soit pas d’accord. Vous opposeriez-vous si vous voyiez une possible tendance en Argentine à accepter de moins en moins le tuteo et à étendre l’usage du voseo à de nouveaux domaines ?

C : Eh bien, quand vous faites de la politique linguistique et de la théorie de la politique linguistique, vous devez comprendre que toutes les tendances ne sont pas correctes. On ne peut pas toujours dire que ces tendances existent et qu’il faut les reconnaître. Non, ça n’aurait pas de sens. Je ne veux pas reconnaître ceci, car c’est précisément ignorer l’aspiration réelle de chaque individu à l’universalité, en restreignant cette universalité. L’Argentine fait partie du monde hispanophone. Pour toute personne, aussi pour tout Argentin, il y a une aspiration à un panhispanisme linguistique. Dans ce cadre, l’Argentin, l’Argentin conscient de lui-même, renonce aussi au régional, quand par exemple il dit : « Como decimos nosotros » ou « Como solemos decir en la Argentina ». À ce niveau panhispanique, plusieurs choses qui sont utilisées à la maison sont laissées de côté si l’on sait ou a l’intuition que les formes correspondantes sont régionales. Et là se pose la question de savoir ce qui est utilisé à la place de ces formes. C’est, encore une fois, une question politique, celle qui considère l’espagnol comme « le meilleur ». Beaucoup disent : bien sûr, l’espagnol d’Espagne. Moi, je ne l’exprime pas ainsi. Dans la planification linguistique, il faut différencier : si c’est l’espagnol en Espagne qui s’éloigne de certaines traditions, alors il faut dire : « Nous modifierons aussi la plaine aux Espagnols ». Mais le fait est que l’Espagne continue d’être le point géométrique central de l’hispanité, c’est-à-dire que le prestige de l’espagnol d’Espagne vaut pour tous les pays et que chaque pays est plus disposé à accepter l’espagnol d’Espagne plutôt qu’à ce soit adopté l’espagnol mexicain en Argentine ou l’espagnol argentin au Mexique. L’espagnol d’Espagne est plus neutre, il est accepté plus facilement et il n’y a donc plus de rivalité. Cela peut se vérifier aussi dans d’autres cas : lorsqu’il faut nommer de nouvelles choses, on se demande comment elles sont nommées en Espagne. De plus, l’espagnol d’Espagne est vraiment beaucoup plus connu que celui que celui que l’on peut parler dans tel ou tel pays américain, puisque l’espagnol d’Espagne appartient à tout le monde, pas seulement à une région en particulier. C’est pourquoi je peux savoir — et si je suis un locuteur consciencieux et cultivé, je le sais — que, par exemple, canilla est quelque chose qui se dit dans le Rio de la Plata. Vous ne savez peut-être pas comment les Mexicains le disent dans ce cas, ils peuvent dire llave de agua, ce qui semble vraiment être le cas. Mais l’Uruguayen ou l’Argentin, qui dit canilla, et le Mexicain, qui dit llave, savent qu’en Espagne on dit grifo ; et si ensuite je parle à un Mexicain et je ne sais pas comment lui le dit, mais que je sais que canilla est caractéristique du Rio de la Plata, je dis grifo. Celui-ci comprendra alors grifo; par contre, canilla, non. Si je suis en Espagne, je renonce naturellement à dire pollera pour falda et je renonce même à dire banana ou papa. En Espagne, dans des contextes clairs, j’utilise même coger, c’est-à-dire coger el autobús ou coger un coche, par exemple, si je suis sûr que cela ne peut pas signifier autre chose. Cependant, il arrive que certaines formes reconnues comme espagnol régional ne soient pas incluses dans le panhispanisme. Tout n’est pas accepté aveuglément comme si cela avait une validité générale : par exemple, je ne dis pas chaval, ese tío non plus ou vale pour así es ou está bien, et c’est la même chose pour plein d’autres formes. Les Espagnols disent naturellement vale, qui a été reconnu par la suite par d’autres hispanophones comme un espagnol régional et non comme une forme générale, c’est-à-dire qu’il est tout aussi « dialectal » que quelque chose de dialectal au Pérou ou au Venezuela ou dans le Rio de la Plata.

JK : Mais il arrive souvent que les « erreurs » du présent soient justement des nouveautés d’un point de vue historique.

C : Le fait qu’une erreur puisse devenir une règle à un moment donné ne signifie pas qu’elle le soit déjà. Tant qu’une chose ne constitue pas une règle, on ne peut pas dire qu’elle doive être acceptée car elle peut devenir la règle de demain. Si elle devient une règle, c’est différent. Mais tant qu’il ne s’agit que d’une déviation, celle-ci se révèle justement ne pas être une règle. Il n’est pas non plus vrai que les cas les plus fréquents correspondent à la règle et les moins fréquents aux déviations, puisque d’un point de vue statistique et mathématique il doit y avoir au moins deux déviations pour chaque règle : s’il n’y a qu’une déviation d’un côté, alors il ne s’agit pas d’une déviation mais d’une autre règle. C’est pourquoi, face à la « norme » ou à la forme normale, les erreurs doivent en fait être majoritaires. Pour autant, elles ne sont pas régulières, car elles divergent d’une forme à une autre, sans être systématiques. On ne peut pas non plus recourir ici au fait que les erreurs linguistiques se retrouvent aussi chez les écrivains. Si une erreur linguistique est tolérée chez un grand écrivain, cela ne signifie nullement que la même erreur doive être tolérée chez tous les locuteurs. Si quelqu’un essaie de justifier l’utilisation incorrecte d’une forme en disant qu’il se retrouve dans Cervantès, je lui dis : « Quand vous serez Cervantès, nous vous tolérerons aussi ». Cervantès n’était pas Cervantès parce qu’il commettait telle ou telle erreur linguistique. Cela me rappelle une histoire d’Alphonse Allais, qui parle d’un homme qui s’est toujours identifié aux grandes personnalités parce qu’il partageait une certaine caractéristique avec elles. Alors il disait, parce qu’il était petit et trapu : « Je suis un type comme Napoléon. Comme il buvait beaucoup de café, il disait : « Je suis un type comme Balzac, je bois beaucoup de café ! — et quand il a été exécuté, je ne me souviens plus pourquoi et, il avait 33 ans à l’époque, il a dit : « Je suis un type comme Jésus-Christ, je meurs à 33 ans ! » — l’identité ne se partage évidemment pas avec l’autre dans son intégralité en raison d’une seule coïncidence.

La « correction » linguistique n’est toujours qu’actualité. Elle n’affecte ni le passé ni l’avenir. Tout ce qui est nouveau ne devient pas la règle, mais uniquement ce qui est généralisé. Mais il est vrai que certaines « erreurs » ne sont pas de simples fautes d’inattention, mais des règles réinterprétées. On en trouve de nombreux exemples dans l’histoire des langues. Ainsi, au subjonctif de certains verbes espagnols, apparaît une terminaison –ga due à l’évolution phonétique, dans laquelle naturellement seul le –a représente le morphème du subjonctif, tandis que le g fait partie du radical. Tel est le cas, par exemple, dans traer : traga et ensuite traiga. Or, comme cette terminaison s’opposait à une terminaison vocalique du verbe à l’indicatif (dans le cas de traer : trae), elle était interprétée comme un morphème du subjonctif, se rattachant également avec cette même fonction à d’autres verbes. Dans le cas de oír, oiga (anciennement oya) faisait déjà partie de la norme générale ; par contre, dans le cas de haber, haiga est considéré comme une erreur linguistique parce que la langue générale n’a pas adopté cette forme et maintient haya. Quelque chose de similaire se passe actuellement en français avec des cas comme [katrәzofisje]. Il n’y a pas de –z de liaison ici, mais par analogie avec les amis, les officiers, etc., le pluriel était supposé être zofficiers, c’est-à-dire que le z dans la liaison était interprété comme un morphème du pluriel. Ainsi Zazie dit toujours aussi, dans Zazie dans le Métro, zyeux au lieu d’yeux. Et dans un cas cela fait même déjà partie de la norme française : avec ce z (c’est-à-dire par la réalisation de la liaison avec êtes), on distingue entre Vous êtes Allemand [vuzεtalmã], au singulier et, Vous êtes Allemands [vuzεd[U1] zalmã], au pluriel ; il en est de même dans le cas de Vous êtes ItalienVous êtes Italiens, etc. Celui qui réinterprète, cependant, ne se rend pas compte qu’il introduit quelque chose de nouveau, mais est convaincu que cette règle est précisément valable dans le langage communautaire, objectif et historique.

Il en va de même dans l’acquisition linguistique, car il est totalement incorrect de penser qu’un enfant apprend le langage des adultes comme quelque chose de déjà donné d’avance et qu’il intériorise progressivement ce que lui disent les adultes : l’enfant crée des règles. Et si ces règles sont acceptées — ce qui arrive aussi au sein de la langue familiale — elles sont maintenues. L’enfant, cependant, renonce aux règles s’il se rend compte qu’elles ne sont pas valables ou qu’elles ne sont pas acceptées par les autres. Un enfant qui a entendu dire qu’on dit en allemand est regnet quand beaucoup de gouttes tombent, peut aussi dire est menscht, s’il voit beaucoup de monde ; alors on lui dira que cela ne se dit pas ainsi. Cependant, c’est une possibilité du système que l’enfant est en train de construire. L’apprentissage est toujours créatif et implique toujours la création et la conception de systèmes hypothétiques. Souvent, la déviation ne devient pas du tout une règle et reste une déviation. Ainsi, par exemple, en français, où la terminaison verbale –ons de la première personne du pluriel est également utilisée pour la première personne du singulier, comme dans la chanson Sur la route de Louviers (« Si je roulions carrosse comme vous je ne casserions point de cailloux »). C’est aussi quelque chose de courant dans le français populaire du Canada, comme l’a reconnu l’écrivaine Antonine[U2]  Maillet dans La Sagouine, où apparaît toujours j’avons, je savons, etc. Et ceci existait déjà au XVIe siècle. Pierre de la Ramée considérait de telles formes comme normales et acceptables en français. Pourtant, après tant de siècles, cette forme n’a pas été acceptée. Vaugelas conseillait déjà je vas, tu vas, il va et encore, de nos jours on dit je vais, tu vas, etc. Cela signifie que l’adoption prend parfois beaucoup de temps. Mais ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas le fait de me rendre compte de ce long processus historique mais plutôt la motivation du locuteur. Pour le locuteur, la motivation est toujours objective en ce sens que, dans le cas d’une réinterprétation, celui-ci suppose qu’il s’agit déjà de la règle, principalement la règle « des autres » et non, par exemple, une expression qu’il introduit lui-même. Celui qui a dit quatre-z-officiers pour la première fois n’a pas pensé à le faire pour montrer aux autres que c’était un pluriel.

JK : Mais dans le cas des emprunts, au moins, il y a des cas où le locuteur ou l’écrivain crée de nouvelles expressions consciemment.

C : Bien sûr, mais aussi dans ce cas il y a des choses qui sont « bien » faites et d’autres qui sont « mal » faites ; par exemple lorsque le locuteur devient linguiste et croit que la forme correcte en galicien doit être soma et non sombra, pour présupposer une analogie complètement différente.

JK : Mais si beaucoup font cette « erreur », cela peut aussi devenir une tradition.

C : Évidemment, comme je l’ai déjà dit, une expression comme celle-là pourrait aussi être acceptée si elle est utilisée, par exemple, par un grand poète. Mais la question de savoir pourquoi quelque chose est accepté et pourquoi cette analogie surgit reste entière, même si l’on dit que les formes les plus fréquentes attirent les moins fréquentes. En fait, au début, les formes qui se propagent ne sont pas encore les plus fréquentes, mais plutôt les moins fréquentes. Pour quelle raison, par exemple, la solidaridad était-elle acceptée en espagnol, malgré le fait qu’Andrés Bello, qui avait introduit ce mot dans le Code civil chilien, avait forgé la solidariedad : la « bonne » formation espagnole. C’est précisément la forme bien construite qui n’a pas prévalu.

JK : L’explication de ce type de formation peut-elle éventuellement être trouvée au sein de la langue elle-même ? Ne faut-il pas chercher des explications « extérieures » si cela n’est pas dû à la fréquence, etc. ?

C : Dans ce cas, il ne faut probablement pas interpréter cela comme une formation à l’intérieur de l’espagnol, mais plutôt comme un emprunt au français, où il y avait déjà solidarité. Il est vrai que dans des cas particuliers, il faut rechercher des critères tels que le prestige, etc. ; l’important est, cependant, que dès la première occurrence on tienne pour acquis qu’il s’agit de la langue, c’est-à-dire qu’elle appartient déjà aussi aux autres : c’est précisément ce qui est typique lors de la création d’expressions linguistiques.

JK : Pouvez-vous dire que la politique linguistique est vraiment une question d’élitisme ? Si, par exemple, une enquête était menée au Mexique pour savoir si quelqu’un connaît grifo, il est fort probable que parmi la population commune, il y aurait beaucoup de gens qui ne connaissent pas cette forme et qui ne l’utilisent pas non plus. Vous avez parlé des « personnes cultivées » et des bons écrivains.

C : C’est encore la question du niveau dont on parle. Les gens qui ne connaissent pas grifo ne parlent jamais au niveau de l’exemplarité panhispanique et, par conséquent, ils n’ont pas du tout besoin de ce mot. On ne leur dirait pas : « Attention, il faut dire grifo ! ». Absolument pas. Si différents registres sont disponibles, on parle différemment selon l’environnement et l’occasion dans laquelle on parle, et c’est précisément ce qu’il faut comprendre et, se convaincre que c’est tout à fait normal. Certaines communautés linguistiques en sont venues naturellement à cette conviction, la communauté espagnole, en l’occurrence, pas encore étrangement ; l’allemande, en revanche, est tout à fait convaincue, du moins ici dans le Sud. Une personne très cultivée peut parler le pur dialecte souabe local, par exemple, avec sa famille, un dialecte un peu plus élevé avec ses amis, en plus du soi-disant `souabe honorifique´ («Honorationenschwäbisch») et également de l’allemand standard. Quand Monsieur Geckeler était mon assistant, j’ai vu comment il parlait, par exemple, avec sa famille et comment je ne comprenais pas un seul mot ; quand je parlais avec Monsieur Bausch, je le comprenais bien, puisque ce n’était plus un dialecte local, mais plutôt une sorte de souabe supra-régional. Et au milieu d’une conversation avec sa famille, lorsqu’il s’adressait à une autre personne, il pouvait, par exemple, passer au « souabe honorifique ». Il ne parlait jamais souabe avec moi, il me parlait en allemand standard avec un accent souabe.

JK : Mais en fin de compte, il y a aussi des communautés linguistiques au sein desquelles l’adaptation à la variation est moins courante. Que l’on tende vers la communauté linguistique, bien sûr, est un phénomène général. Mais cela fait aussi partie de l’altérité de comprendre les autres, même s’ils parlent différemment, que leurs variétés puissent être transmises et traduites. J’ai souvent rencontré cet argument précisément en Espagne, quand on dit que si les autres vous comprennent dans tous les cas, pourquoi s’adapter ?

C : C’est justement l’attitude qui porte atteinte à la dignité linguistique et selon laquelle la langue est considérée comme un instrument et non comme une modalité de l’être, de l’être historique de chacun. Il est terriblement honteux que « tant qu’une chose est comprise, chacun peut parler comme il l’entend ». En réalité, cela revient à se sous-estimer soi-même. Chaque activité comporte une porte sa propre éthique ; et cela fait partie de l’éthique du langage non seulement de parler d’une manière compréhensible par tous, mais aussi de parler de la meilleure façon possible.

Une autre chose est la tolérance, c’est-à-dire que l’on comprenne l’autre et que l’on fasse en sorte de le comprendre. C’est aussi une norme du langage et cela s’applique à la parole en général. La première présomption est que l’autre parle raisonnablement. Nous ne disons pas que quelqu’un ne dise probablement que des bêtises et qu’il est fou. Cela, au moins, ne devrait pas être dit à l’avance. Nous essayons d’abord d’interpréter ce que l’autre dit comme quelque chose d’approprié et, quand nous ne comprenons pas quelque chose, nous demandons ce que cela signifie et nous ne pensons pas directement que c’est un non-sens. Il y a des pays dans lesquels la variété se forme à partir de groupes allogènes, en Union soviétique ou aux États-Unis, par exemple, et où la tolérance envers différentes prononciations, envers différentes manières de parler la même langue est très élevée. En Union soviétique ou dans les pays qui en faisaient partie à l’époque, on peut utiliser n’importe quelle prononciation et celle-ci sera comprise. Un effort est fait pour comprendre pourquoi on tient pour acquis qu’il s’agira d’une prononciation d’un peuple ou d’une communauté. Les Géorgiens, par exemple, parlent sans palataliser, ils l’ont toujours fait ; Staline, par exemple, parlait également ainsi, et on les comprend tout simplement. Aux États-Unis, c’est pareil. Aux États-Unis, on parle sans se soucier de la prononciation. Ce qui ne veut pas dire qu’ensuite chacun peut parler comme il l’entend. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut suivre une certaine règle.

JK : Mais maintenant vous avez introduit, d’une part, un principe éthique et, plus tard, une sorte de restriction, parce qu’à côté de ce principe éthique, vous admettez une certaine tolérance. Serait-il alors aussi valable comme principe éthique que l’on parle comme on veut tant que c’est possible ?

C : C’est comme la théorie anti-démocratique et réactionnaire, par exemple de Robert Hall, le faux libéralisme linguistique : n’importe qui peut parler n’importe où comme il le souhaite. Non, on ne peut pas parler au parlement comme dans un bar. C’est une grande erreur d’exiger que l’on parle la langue standard ou même avec un registre soutenu en toute occasion ; en faisant cela, n’importe qui se ridiculiserait. Mais ce n’est pas une erreur mineure de permettre que la langue familière ou vulgaire soit parlée à un niveau culturel supérieur de la vie publique. Cela n’est pas synonyme de respect mais plutôt de mépris pour les locuteurs et, selon moi, c’est comme si l’on disait : « Le noir qu’il parle comme il veut dans toutes sortes de situations, il n’a absolument pas besoin de la culture la plus prestigieuse, nous le faisons déjà ; qu’il reste dans sa propre culture ». C’est la position typique des faux libéraux. Parfois, ils sont également convaincus qu’ils sont de vrais libéraux, mais en réalité ce sont des réactionnaires radicaux. C’est aussi le cas lorsqu’on suppose que le peuple n’a pas besoin du vrai Shakespeare mais plutôt d’un Shakespeare simplifié, « pour que le peuple puisse le comprendre ». La seule façon de vraiment respecter les gens, c’est de leur montrer le vrai, l’authentique et le réel Shakespeare. Cela s’est vu dans les expériences qui ont été menées en Italie, à Sesto San Giovanni, précisément avec Shakespeare, le vrai Shakespeare face aux ouvriers et, qui plus est avec un énorme succès. Le public a souligné de ses rires certains contenus qui n’avaient même pas retenu l’attention du réalisateur.

Il en est de même de la philosophie et de l’art : pas de philosophie « pour les ménagères » mais plutôt : de la philosophie ! Pas de peinture au goût du public mais plutôt : de la peinture ! De cette façon, le public est éduqué afin qu’il valorise également la bonne peinture, etc. Le contraire, c’est-à-dire le libéralisme apparent, est en réalité une position réactionnaire ; une position qui est soit vraiment réactionnaire et hypocrite, soit naïve, alors que ses représentants croient qu’ils font tout pour le peuple, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas.

Et les autres tendances dont vous parlez ne sont pas des tendances de locuteurs, mais de faux théoriciens ou de locuteurs qui deviennent linguistes. Mais s’ils deviennent linguistes, d’un point de vue scientifique ils sont naturellement ingénus et ne savent pas en réalité quelles sont les normes. Ou bien ce sont des opinions d’hommes politiques qui ne réfléchissent pas du tout à la question et qui confondent libéralisme avec réaction ou avec ce qui est la position réactionnaire fondamentalement. Aussi, les Russes, par exemple, essaient de comprendre celui qui parle différemment mais ils ne pensent pas qu’ils devraient eux aussi parler de cette façon. La tolérance envers l’autre ne signifie pas que l’on renonce à la propre capacité de pouvoir parler. On essaie de comprendre l’autre quand il parle différemment, mais on ne parlerait pas ainsi soi-même.

JK : Mais si, par exemple, un Moldave s’adresse délibérément à un Moldave russophone en roumain, voulant ainsi montrer qu’il est convaincu que le roumain est une langue plus importante pour lui, même si l’autre la comprend moins bien que s’il parlait avec lui en russe, alors le principe est rompu en réalité. Car dans ce cas, le but principal n’est pas de parler de manière à ce que l’autre le comprenne au mieux mais, j’ajoute en même temps une exigence politique à ma manière de parler.

C : Sans aucun doute. Cela apparaît dans mon essai sur le langage et la politique1. Ce qui concerne la motivation est toujours positif mais, il y a différentes positivités. Le problème autour de la position du locuteur vis-à-vis de l’échange linguistique notamment est très complexe et, je ne l’ai pas encore traité de manière exhaustive (d’ailleurs, certains aspects qui n’ont pas encore été publiés se trouvent dans Correction idiomatique). Mais je peux certainement préciser ma réponse à votre question. C’est ce que je disais tout à l’heure — par exemple, « parle de telle manière afin que l’autre te comprenne » — se référait au choix des registres et des styles du langage au sein d’une langue donnée, non au choix d’une langue particulière. C’est précisément dans ce domaine que celui qui en sait plus doit être tolérant : on ne peut pas attendre d’un agriculteur, qui ne parle que son dialecte, à ce qu’il parle la langue standard. C’est quelque chose de différent quand il s’agit de plusieurs langues. Pour le dire franchement, je m’identifierai au locuteur qui est celui qui doit prendre la décision. C’est-à-dire : dans ce cas aussi, quand il s’agit de communication interindividuelle, naturellement je suis tolérant envers ceux qui sont de langue étrangère, s’ils sont de bonne foi. S’ils ne parlent pas ma langue, j’essaie de parler la leur ou une autre langue qu’ils savent aussi parler, pour les aider ou simplement pour parvenir à avoir une conversation. Par contre, lorsque l’autre n’a pas exactement de bonnes intentions, quand il ne veut pas du tout parler ma langue, voulant m’imposer la sienne ; et pire encore lorsqu’il s’agit de « comportements collectifs ». Si quelqu’un vit dans mon pays depuis trois ans et n’a pas appris ma langue parce qu’il était convaincu que je devais apprendre la sienne ; ou si quelqu’un arrive dans mon pays en tant que gouverneur ou en tant que maître colonial, en voulant m’imposer sa langue, parce que d’une manière ou d’une autre il pense qu’il est supérieur et ignore et méprise tout simplement ma langue et ma culture — dans de tels cas, je cesserais d’être tolérant, en voulant être traité d’égal à égal, pas comme un serviteur —. Naturellement, je n’exige pas qu’une minorité linguistique apprenne ma langue en renonçant à la sienne mais bien que la minorité apprenne la langue hégémonique, dans le cas où cette minorité serait linguistiquement intolérante et impérialiste et qu’elle voudrait imposer sa langue à la majorité. Être tolérant ne signifie pas simplement accepter l’intolérance, ni n’implique de s’agenouiller devant l’impérialisme linguistique et le colonialisme. Ceci ne serait plus de la tolérance linguistique, mais plutôt du masochisme linguistique.

Mais revenons au « cas normal » ; c’est-à-dire, à un comportement dans le cadre d’un même langage historique. Ici, il n’y a pas qu’une seule norme mais, dans le cadre d’une tâche aussi complexe, il existe plusieurs normes à différents niveaux. La norme est ouverte et n’implique nullement une norme unique pour tous les locuteurs de la communauté, mais plutôt différentes normes stratifiées, de telle sorte qu’elle dépend de la sphère d’altérité à partir de laquelle on parle. C’est pourquoi je dis qu’il serait absurde de parler, par exemple, dans une famille comme on parlerait dans un cours d’université. C’est ce que beaucoup de puristes voudraient mais, c’est précisément c’est aller contre la norme du parler, la norme de l’altérité respective.

JK : Mais la question reste de savoir où se situe la dynamique. Si on sait toujours comment sont les normes, alors on ne peut rien changer non plus. Et il y a des gens dans la famille qui ont justement envie de parler comme dans un cours universitaire. En réalité, cela arrive souvent par exemple, les Souabes qui essaient de parler à leurs enfants en allemand standard parce qu’ils pensent que de cette façon, leurs enfants seront plus intelligents . Comment expliquer une chose pareille ? Facteurs de prestige ou influences dites « externes » ?

C : Dans ce cas je dirais que ce sont les parents qui ont tort. Vous-même l’avez déjà dit avec ce ton ironique : ce sont eux qui y croient, etc. Pour moi, ils se ridiculisent en parlant ainsi. J’avais, par exemple, un collègue souabe qui disait que, en famille, il parlait toujours l’allemand standard ; et lui parle avec un accent typiquement souabe. À mon avis, l’attitude raisonnable à avoir est que les parents enseignent à leurs enfants autant le souabe que l’allemand standard, s’ils ne veulent pas renoncer à leur identité régionale.

JK : Cependant, il ne sera plus possible de dire que les gens se trompent s’il s’agit d’un grand changement. En Galice, presque toutes les mères parlent espagnol avec leurs enfants. Ont-elles alors toutes tort ? Ou est-ce juste une sorte de changement qui peut ou non se produire ?

C : Cela n’affecte pas une langue mais bien deux langues ici encore, en plus de la question de savoir pourquoi, dans quel but l’autre langue est parlée. Mais c’est une question qui touche à la pédagogie et le projet de vie, bien plus qu’au fait de parler. On parle cette autre langue afin que les enfants l’apprennent ; de la même manière que vous pouvez parler français pour ceux-ci apprennent la langue ; ou tout comme mes enfants sont déjà allés à l’école allemande en Uruguay pour pouvoir ensuite continuer en Allemagne. C’est autre chose. C’est une question pratique et, naturellement, la position des parents galiciens est également pratique, puisqu’il s’agit de ce que leurs enfants vont utiliser dans leur vie. Le galicien peut aussi être parfaitement enseigné si les parents connaissent le galicien. Mais s’ils ne connaissent même pas le galicien et même si on leur dit qu’ils doivent parler galicien et non espagnol même s’ils viennent d’Andalousie, simplement parce qu’ils vivent en Galice, alors c’est le revers de la médaille et de la politique linguistique, c’est-à-dire l’imposition d’une langue. Cela se produit souvent avec l’argument selon lequel l’espagnol leur a également été imposé. Mais le castillan, en réalité, ne s’a jamais été imposé. Les premiers qui ont commencé à imposer l’espagnol castillan aux autres ont été les rois de la dynastie française du XVIIIe siècle. Jusqu’alors, c’était un processus historique tout à fait normal et volontaire : l’espagnol était assimilé. En fait, il en est ainsi, d’après les plus anciens documents espagnols. Des formes castillanes apparaissent dans les Foros de Castelo Rodrigo et on a pensé que cela était dû aux scribes castillans. Moi, je ne pense pas que ce soit la bonne explication : ce sont plutôt les scribes locaux qui reconnaissaient déjà certaines formes comme espagnol général, car c’étaient déjà les formes prestigieuses. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec la politique actuelle de certaines régions autonomes d’Espagne. En raison des frontières historiques, qui ne sont pas des frontières linguistiques et qui, dans certains cas, ne le sont peut-être même jamais devenues, on veut imposer la langue régionale également aux castillans qui n’ont pas parlé cette langue depuis des générations et qui ne l’ont peut-être jamais parlée ; par exemple, dans le cas également de ceux qui n’ont pas parlé le valencien depuis des générations et qui n’ont probablement jamais parlé le valencien. D’un point de vue linguistique, l’autonomie politico-administrative a été prise trop à la lettre.

JK= Johannes Kabatek; EC=Eugenio Coseriu.