Détermination et entours

Détermination et entours

En 1955/56, le Romanistisches Jahrbuch publie l’article « Determinación y entorno » [Détermination et entours], un extrait du livre inédit Teoría lingüística del nombre propio. Cet article fait l’esquisse d’une linguistique du discours, qui a pour point de départ un renversement du dogme saussurien selon lequel la linguistique se doit de formuler toutes ses interrogations à partir de la langue.


En linguistique du discours, il s’agirait plutôt de prendre précisément le discours lui-même comme point de départ : « au lieu de se placer sur le terrain de la langue, il faut se placer dès le début sur celui de l’activité de parler et faire de celle-ci la pierre de touche de tous les autres phénomènes langagiers (la langue y comprise). » (L’homme et son langage, 2001, p. 36).


Cet article contient une description comprimée d’une linguistique de l’activité de parler et une toute première esquisse d’une linguistique du texte. Coseriu se penche sur le problème de la détermination – avant tout sur des questions concernant les noms propres – et formule non seulement une classification des possibilités linguistiques de détermination, mais aussi une description exacte des entours linguistiques.
Il distingue différentes opérations de détermination (et plus précisément de détermination nominale), visant toutes à actualiser un signe linguistique virtuel : l’actualisation, la discrimination, la délimitation et l’identification.

Lors du processus d’actualisation, un signe virtuel est orienté vers un objet ; il s’opère donc un transfert depuis une « identité » (par exemple « homme ») vers une « ipséité » (par exemple « l’homme »).


Coseriu appelle discrimination la totalité des opérations qui vont en quelque sorte plus loin que l’actualisation ; la dénotation est alors dirigée vers « quelque groupe éventuel ou réel d’étants particuliers » (ibid., 45). On y distingue trois sous-groupes : quantification, sélection et situation, chacun joint à l’opération qui lui correspond.
La quantification fait référence à l’énumération des objets désignés. La sélection s’occupe de la spécificité des objets. En d’autres termes, tandis que la quantification ne délimite qu’une « quantité », qu’un « groupe » de quelque chose (par exemple « je cherche un appartement »), la sélection implique qu’il est question d’objets particuliers ou individuels (« je cherche l’appartement dont on m’a parlé » ; « je cherche l’appartement de mon frère »).

Finalement, la situation est chargée de rattacher les objets désignés à des individus, par la biais de pronoms possessifs (« ton appartement »), ou encore de les déterminer par l’emploi de déictiques locaux ou temporels (« cet appartement »).

Coseriu appelle délimitation les possibilités de limiter différentes désignations d’un signe – l’opposant ainsi à la discrimination qui, elle, s’occupe de préciser quels sont les objets de référence par des désignations constantes. Là aussi, on distingue trois sous-groupes : l’explication, la spécialisation et la spécification. Par l’explication, certaines caractéristiques de l’objet désigné sont soulignées, sans que celui-ci soit modifié (« le vaste océan »). La spécialisation trace certaines limites externes ou internes de l’objet déterminé : « l’homme tout entier »; « Goethe en tant que poète ». Le spécification, quant à elle, restreint les références possibles d’un signe par l’addition d’autres caractéristiques que la signification habituelle ne contient pas : « le garçon blond », « les oiseaux aquatiques ».


L’identification est la spécification d’une forme équivoque, comme dans « équipe de football », « New York » ou « Córdoba, Argentine ».

Les différentes opérations de détermination servent donc à orienter des signes linguistiques vers des objets actuels. Cependant, la communication langagière dépend de toute une série d’autres références importantes, que l’on peut appeler, en suivant Coseriu, des entours.


Traditionnellement, on distingue entre langue et contexte, celui-ci pouvant être défini plus précisément : le contexte linguistique, d’une part, et le contexte extralinguistique, d’autre part. C’est à J. Catford que nous devons la différenciation maintenant bien connue entre le contexte extralinguistique et le co-texte linguistique. Karl Bühler détermine de façon plus exacte cette notion d’entour, qu’il emprunte à la théorie des couleurs, et Coseriu, finalement, classifie ces différents entours encore plus en détail.

Il distingue d’abord quatre domaines principaux d’entours, déterminés premièrement par le langage et la personne qui parle (« situation »), deuxièmement par le signe et ses systèmes de référence (« région »), troisièmement par le signe concret dans le texte et son entour (« contexte ») et quatrièmement par un système de référence global (« univers du discours ») :

a) Situation. Ce terme est utilisé de façon très peu homogène et parfois un peu vague en linguistique textuelle et en pragmatique ; Coseriu (2001, 56) lui attribue un sens plus restreint : « Par situation, il convient d’entendre […] uniquement les circonstances et les relations spatio-temporelles automatiquement créées par le fait même que quelqu’un parle (à quelqu’un à propos de quelque chose) dans un certain point de l’espace et à un moment donné du temps ». Il s’agit donc de l’origo du locuteur dans le sens de Bühler, de son ego-hic-nunc et des constellations qui en résultent.

b) Région. Le terme « région » se réfère aux espaces à l’intérieur desquels un signe linguistique fonctionne, dans des systèmes sémantiques déterminés. Coseriu distingue les trois sous-notions suivantes : zone, milieu et ambiance. La zone est l’espace dans lequel le signe est connu (il s’agit donc ici de limites linguistiques). Le milieu est l’espace culturel dans lequel les objets désignés sont connus. L’ambiance est « une ‘région’ déterminée socialement ou culturellement ; la famille, l’école, les organisations professionnelles, les castes, etc. » (ibid., 57).

c) Contexte. Coseriu distingue trois types de contexte: le contexte idiomatique, le contexte verbal et le contexte extraverbal. Le contexte idiomatique est constitué par les signes d’une langue particulière dans laquelle un texte est rédigé. Le contexte verbal correspond en grande partie à ce qu’on appelle ordinairement le « co-texte », bien qu’il faille distinguer plus loin entre contexte immédiat ou médiat, c’est-à-dire entre différents degrés d’éloignement de segments textuels. En outre, on distingue entre le contexte positif et le contexte négatif, ce dernier se référant à des éléments non-prononcés qui peuvent être ressentis comme « manquants » car on s’attendait à les trouver (par exemple s’ils appartiennent à une certaine tradition ancrée dans la langue). Coseriu divise ensuite le contexte extraverbal en quatre : tout d’abord le contexte physique, qui comprend « les choses qui sont à la vue des interlocuteurs ou qui constituent le support d’un signe » (ibid., 60) ; ensuite le contexte empirique, c’est-à-dire les objets, faits ou circonstances dont les partenaires de communication ont conscience au moment et au lieu donnés où il s’expriment ; puis le contexte naturel, « constitué par la totalité des contextes empiriques possibles » ; et finalement le contexte pratique ou occasionnel, qui se réfère à ce qu’on pourrait appeler les « caractéristiques pragmatiques » d’un texte, autrement dit des éléments provenant de la situation de communication et de la relation entre l’émetteur de texte et son récipient ainsi que de l' »occasion » particulière de l’échange verbal.

Il reste encore un type de contexte extraverbal à mentionner : celui de contexte historique. On distingue ici entre le savoir particulier du locuteur et de l’auditeur – concernant l’histoire d’une communauté plutôt restreinte – et le savoir universel – concernant une nation, une communauté culturelle plus grande ou encore l’humanité toute entière. Coseriu marque une différence entre contexte historique actuel et passé, car, en analogie à la situation où l’on doit distinguer une situation médiate d’une situation immédiate, la référence historique peut également être transférée à un niveau inactuel. Il existe enfin le contexte culturel qui « englobe tout ce qui appartient à la tradition culturelle d’une communauté » (ibid. 62).

d) Univers du discours. L’univers du discours est « le système universel de significations auquel un discours (ou un énoncé) appartient, système qui en détermine la validité et le sens » (ibid. 62).

Les distinctions proposées sont très fines afin d’être applicables à toutes sortes de textes. Dans le cas de textes écrits, le nombre d’entours est réduit : différents entours peuvent en effet coïncider entre eux, ou alors leurs possibilités sont restreintes. La situation est, par exemple, fixée par le texte, tandis que lors d’une conversation entre plusieurs personnes, elle est dynamique. Des textes écrits peuvent cependant créer des situations immédiates par des moyens linguistiques. D’autres entours non-verbaux, présents dans une conversation orale, doivent également être transposés en signes linguistiques dans des textes écrits. De plus, les entours sont rendus plus complexes lorsque l’on intègre la performance des textes écrits et il est nécessaire, par exemple, de distinguer entre la situation créée par le texte et celle de l’acte de lecture.

Le schéma suivant offre une vue d’ensemble des différents types d’entours :

« Determinación y entorno. Dos problemas de una lingüística del hablar », Romanistisches Jahrbuch VII, (1955-56), p. 29-54. Traduction française « Détermination et entours », dans : Eugenio Coseriu, L’homme et son langage, Louvain : Peeters 2001, pp. 31-67.